Physique

À la recherche du verre idéal

Les secrets de la fabrication du verre sont connus depuis des millénaires. Est-il encore possible d’en améliorer les propriétés ? La prédiction théorique de l’existence d’un « verre idéal » le suggère. De nouvelles méthodes d’élaboration et de simulation se rapprochent de cet étonnant état de la matière.

POUR LA SCIENCE N° 534
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Miroir Virgo ondes gravitationnelles verre

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Aux États-Unis, en Italie et au Japon, les physiciens écoutent les vibrations du cosmos sous la forme d’ondes gravitationnelles. Grâce à des interféromètres géants, nommés Ligo, Virgo et Kagra, ils traquent les infimes vibrations de l’espace-temps. Ces dispositifs, constitués de cavités de plusieurs kilomètres de longueur dans lesquelles circulent des faisceaux laser, doivent déceler des variations de longueur inférieure au diamètre du noyau d’un atome. Pour atteindre une telle sensibilité, toutes les sources de perturbations doivent être éliminées. L’une des plus importantes d’entre elles est liée à la qualité du verre qui recouvre les miroirs réfléchissant la lumière laser aux extrémités des cavités. En utilisant du verre de la meilleure qualité possible, les chercheurs veulent limiter la dissipation d’énergie dans ces miroirs et améliorer encore la précision des mesures.

À l’instar de la traque des ondes gravitationnelles, de nombreux autres domaines exigent d’intégrer aux technologies de pointe qui leur sont consacrées un verre d’une qualité toujours supérieure. Par exemple, le fonctionnement de certains ordinateurs quantiques nécessite d’atteindre des niveaux de cohérence quantique sans précédent. La moindre perturbation peut réduire à néant cette cohérence. Or les composants vitreux des circuits quantiques sont encore une fois une source de dissipation non désirée. Produire des matériaux vitreux limitant ces désagréments serait un pas décisif dans la mise au point de ces technologies révolutionnaires.

Les plus anciennes traces de verre manufacturé ont été trouvées en Mésopotamie et remontent au cinquième millénaire avant notre ère. Ce matériau se retrouve partout aujourd’hui, aussi bien dans les objets du quotidien que dans la réalisation d’œuvres d’art, comme les célèbres verres de Murano.

Il est présent en architecture, dans l’industrie pharmaceutique ou encore dans les fibres optiques du réseau internet. Les propriétés physiques du verre, comme sa transparence, son homogénéité, sa rigidité, sa résistance et sa durabilité en font un matériau de choix adapté à de nombreuses applications. Si les techniques de fabrication n’ont cessé de progresser au fil des siècles, peut-on encore améliorer la qualité du verre pour atteindre les exigences des technologies de demain ?

Existerait-il un verre « idéal », qui exploiterait les qualités tant recherchées du verre, et s’affranchirait des défauts qui limitent encore ses applications futures ? Aussi étonnant que cela puisse paraître, c’est peut-être le cas.

Un état de la matière

Le « verre idéal » serait un état de la matière répertorié par les physiciens, un état conjecturé dès 1948 par le chimiste américain Walter Kauzmann. Ses propriétés physiques restent à préciser mais pourraient répondre à la demande des interféromètres géants et des ordinateurs quantiques. Cependant, un épineux obstacle se dresse sur cette piste. À l’heure actuelle, plus de soixante-dix ans après la formulation de cette idée, nous ne savons toujours pas si le verre idéal existe : une telle phase de la matière n’a été ni observée directement, ni établie par des calculs rigoureux pour des verres modèles dans un espace physique à trois dimensions. Et si le verre idéal existe bel et bien, peut-on le fabriquer, à quoi ressemble-t-il ? Ce problème fondamental encore ouvert pour la physique classique moderne mobilise aussi bien des théoriciens, des expérimentateurs que des spécialistes de la simulation numérique. Au cours des dix dernières années, grâce à cet effort commun, les chercheurs ont réalisé des progrès considérables dans la compréhension microscopique des propriétés du verre en général, et dans leur quête du verre idéal en particulier. Aujourd’hui, sa réalisation semble quasiment à notre portée.

Mais qu’est-ce qu’un verre, et comment peut-il être idéal ? Rappelons d’abord qu’un verre est un matériau solide dont les composants élémentaires (atomes ou molécules) occupent des positions désordonnées dans l’espace. On parle de matériau « amorphe », en ce sens qu’il se distingue radicalement des solides cristallins dans lesquels les molécules sont situées sur les nœuds d’un réseau régulier formant une structure périodique totalement ordonnée.

Seconde distinction notable, le verre est en général obtenu lors d’une « transition vitreuse », dont la nature est mal comprise. Le plus souvent, lors du refroidissement d’un liquide, quand la température passe sous la température de solidification, les molécules qui le constituent et qui se déplaçaient librement se positionnent soudainement selon un empilement ordonné, un cristal, et cessent de se mouvoir librement. Cependant, dans certaines conditions, et pour un grand nombre de composés, les molécules ne forment pas ce cristal et restent tout simplement dans leur état liquide totalement désordonné. Mais lors du refroidissement, la viscosité du liquide devient tellement grande que les molécules deviennent quasi immobiles et le matériau finit par nous apparaître solide : c’est la transition vitreuse. Le souffleur de verre réalise cette transition vitreuse en sortant la silice fondue d’un four à plus de 1 500 °C et l’exposant à l’air ambiant. En refroidissant, la silice passe graduellement d’un état liquide malléable à loisir vers un solide qui conserve alors la forme façonnée par l’artiste. La température de transition vitreuse n’est donc pas une température fondamentale de changement de phase comme la température de solidification du cristal (par exemple, 0 °C pour l’eau à pression atmosphérique). Elle n’est définie qu’approximativement en comparant la vitesse de refroidissement du liquide à la mobilité des molécules, qui ralentit considérablement à basse température.

Diagramme de phase verre cristal

Lorsqu’un liquide est refroidi, il peut cristalliser à la température de solidification Ts. Ses particules s’organisent alors suivant un réseau régulier et périodique. Les caractéristiques du matériau changent alors subitement, on parle de transition de phase du premier ordre (courbe bleue). Dans certains cas, le liquide ne cristallise pas. La viscosité augmente rapidement lorsque la température diminue, au point de figer les particules dans leur position désordonnée. On obtient un verre. Cette « transition vitreuse » intervient à une température qui dépend de la vitesse de refroidissement (Tg vert ou rouge). Entre Ts et Tg, le liquide est dit en surfusion. Cet état est métastable, une petite perturbation peut déclencher une cristallisation rapide.

© L. Berthier et C. Scalliet

Un verre possède donc la structure microscopique désordonnée d’un liquide, mais la rigidité mécanique d’un solide cristallin. Alors que nous comprenons très bien les propriétés physiques des cristaux, nous appréhendons encore mal comment les propriétés macroscopiques des verres émergent de leur structure microscopique désordonnée. Spécialiste du désordre, le Prix Nobel de physique 1977 Philip Anderson a écrit en 1995 que « l’un des problèmes les plus profonds et intéressants dans le domaine de la matière condensée est probablement celui de la nature du verre et de sa transition vitreuse ». L’état désordonné du verre est clairement l’obstacle majeur pour mieux comprendre les propriétés de cette phase amorphe.

Par exemple, le réseau d’un solide cristallin contient souvent des imperfections, nommées « lacunes » ou « dislocations ». Si le cristal est soumis à une contrainte mécanique, le matériau se déformera (ou cassera) préférentiellement au niveau de ces défauts. Comment identifier un défaut dans un verre dont la structure nous semble totalement désordonnée ? Nous savons encore très mal définir et identifier des défauts dans un verre et prédire notamment comme celui-ci va se déformer.

Verre refroidissement

Ces deux verres ont été simulés avec des temps de refroidissement qui diffèrent par douze ordres de grandeur (long pour le premier, court pour le second). Il est très difficile d’identifier à l’œil des différences dans la concentration de défauts. Cela tient au fait que les particules dans ces matériaux ont, par nature, une configuration désordonnée. Néanmoins, des outils statistiques permettent de montrer que leur entropie configurationnelle est très différente.

© L. Berthier et C. Scalliet

Alors qu’il est simple de déduire le comportement d’un solide cristallin à partir de sa structure ordonnée périodique (par exemple sa chaleur spécifique), faire un calcul direct pour un verre requiert a priori de connaître la position de chacun des atomes, ce qui est évidemment impossible. De plus, le nombre de configurations désordonnées accessibles pour les atomes est extrêmement grand, alors que le cristal parfait est unique. Dans ces conditions, il est loin d’être évident de définir le « meilleur » verre parmi une infinité de possibilités. Mais des progrès ont été réalisés dans ce domaine : le prix Nobel de physique 2021, décerné au physicien italien Giorgio Parisi, récompense des travaux théoriques développant des outils mathématiques originaux permettant précisément de calculer les propriétés physiques de matériaux désordonnés caractérisés par l’existence d’un grand nombre de configurations accessibles, qualifiés de « systèmes complexes ».

Le plus parfait désordre

Quand il a formulé l’hypothèse du verre idéal en 1948, Kauzmann ne disposait pas de ces outils prometteurs. Il n’en a pas moins trouvé le moyen de mieux comprendre le désordre déroutant des verres. Il s’est intéressé à l’évolution de l’entropie configurationnelle pour divers liquides formant des verres. L’entropie configurationnelle quantifie de façon précise la complexité des verres et correspond mathématiquement au logarithme du nombre d’arrangements possibles des atomes dans le liquide. Cette entropie est donc une mesure du désordre. Le liquide à haute température est peu contraint et beaucoup de configurations sont accessibles : l’entropie est grande. Lorsque la température baisse, le nombre d’états de basse énergie et totalement désordonnés devient plus restreint : l’entropie diminue. En rassemblant les données expérimentales disponibles à l’époque, Kauzmann remarque que s’il extrapole l’entropie configurationnelle de ces liquides, elle semble tomber à zéro à très basse température… où aucune donnée n’est disponible. Cette observation suggère l’existence d’une température critique, la température de Kauzmann, à laquelle l’entropie configurationnelle s’annulerait. Si cette hypothèse est vraie, il n’y aurait alors à cette température qu’une seule configuration désordonnée possible : le verre idéal, qui serait l’état le plus « parfaitement désordonné ».

Le verre idéal serait l'état le plus parfaitement désordonné

D’un point de vue théorique, la notion de verre idéal ne s’est imposée que progressivement, car le problème est conceptuellement difficile à formaliser. En 1958, les Américains Julian Gibbs et Edmund DiMarzio ont proposé une analyse théorique très simplifiée, mais qui prédit en effet l’existence d’un verre idéal. Au milieu des années 1980, les Américains Ted Kirkpatrick, Dave Thirumalai et Peter Wolynes ont réalisé une avancée déterminante. Ils ont établi un lien entre la physique des verres qui nous occupe ici et celle des « verres de spins », dont l’étude théorique était alors plus avancée. Les verres de spin sont des alliages emplis d’impuretés dotées d’un spin magnétique qui ont été étudiés expérimentalement depuis les années 1970. Leur analyse théorique est justement l’une des contributions majeures de Giorgio Parisi au début des années 1980. Dans une géniale intuition, Peter Wolynes et ses collègues ont compris que certains modèles de verres de spin possèdent une transition de phase vers un état de la matière vitreux qui serait l’analogue, pour des spins, du verre moléculaire idéal prédit par Kauzmann. Si la physique est friande de ces concepts d’unification et d’universalité, il reste pourtant à en démontrer la validité.

Il faudra encore des années d’efforts acharnés pour entrevoir les premières lueurs grâce à une combinaison de nouvelles techniques mathématiques. En particulier, une importante série de travaux menés au cours des dix dernières années, à laquelle nous avons apporté notre modeste contribution, a permis le développement d’un imposant édifice théorique offrant une description de la physique des verres moléculaires évoluant dans un espace comportant d dimensions. Dans la limite hypothétique (et certainement non physique) où le nombre de dimensions d devient grand, il est possible de calculer exactement certaines grandeurs. On peut comprendre intuitivement pourquoi. Dans un espace à une seule dimension, d = 1, un atome possède deux voisins ; dans un monde à deux dimensions, le nombre de voisins passe à six, puis à douze pour d = 3, etc. Lorsque d devient très grand, chaque atome possède un très grand nombre de voisins et devient soumis à une force moyenne, nommée « champ moyen ». Il est alors possible d’utiliser des outils statistiques puissants pour décrire les interactions des atomes de manière exacte. L’approche du champ moyen est exploitée dans de très nombreux domaines de la physique théorique.

Avec le champ moyen, il devient possible de calculer de nombreuses propriétés du verre. Cette approche confirme en particulier qu’une transition de phase vers un verre idéal est réalisable. Elle permet même de préciser la nature de la transition de phase et de faire le lien avec les mesures expérimentales. Nous connaissons désormais précisément, dans cette limite de grande dimension, comment les phases liquide et vitreuse s’organisent. Ces travaux suggèrent ainsi que le verre idéal correspond bien à un arrangement totalement apériodique des particules sans aucun ordre apparent. Ce désordre est en revanche « parfait », en ce sens que l’on peut lui attacher une « longueur de cohérence » qui serait finie dans le liquide mais deviendrait infinie dans ce verre idéal. Cela signifie dans ce dernier cas que, de façon paradoxale, alors que cet état est désordonné, chaque particule y occupe une place bien définie et retirer ou déplacer un atome reviendrait alors à altérer cette structure parfaite.

Le problème du refroidissement

Le problème du verre en grande dimension est donc résolu, même s’il reste encore à étudier les nombreuses conséquences physiques de cette approche. Le défi théorique est aujourd’hui de comprendre si ces prédictions restent pertinentes pour les verres de notre monde physique à trois dimensions. L’état actuel des connaissances ne permet pas encore de répondre à cette question de façon totalement contrôlée d’un point de vue mathématique et beaucoup de travail reste à faire. Dans ce contexte, d’autres approches, telles que des simulations numériques ou des expériences, sont indispensables.

Expérimentalement, comment peut-on fabriquer des verres qui tendraient vers ce verre idéal ? De façon schématique, un verre expérimental possède la structure microscopique dans laquelle il se trouvait à la température de transition vitreuse, lorsque les atomes perdent leur capacité à se réorganiser. Un verre idéal serait donc obtenu en abaissant la température de transition vitreuse vers la température identifiée par Kauzmann. Or c’est la vitesse de refroidissement qui contrôle cette grandeur : plus le refroidissement est lent et plus la température de transition vitreuse est faible. Et, en effet, on constate bien qu’un refroidissement lent produit des verres un peu plus denses, stables et résistants.

Conceptuellement, il n’existe donc que deux solutions pour abaisser la température de transition vitreuse : refroidir le plus lentement possible, ou bien trouver une solution ingénieuse pour contourner le problème apparemment insoluble de ce temps de refroidissement. Refroidir plus lentement n’est pas une solution pratique. En effet, la viscosité du liquide augmente tellement fortement en diminuant la température, qu’il faudrait ralentir d’autant la vitesse de refroidissement. Concrètement, préparer un verre en un jour plutôt qu’en une minute ne diminue que très peu la température de transition vitreuse et il est difficile d’aller beaucoup plus lentement.

Une autre piste consisterait à laisser « vieillir » pendant très longtemps un verre après sa formation, en espérant que sa lente réorganisation interne change ses propriétés physiques et le fasse tendre vers le verre idéal. Là encore, des temps d’attente incroyablement longs seraient nécessaires. La nature nous offre toutefois des exemples de verres très anciens qui ont donc vieilli pendant des millions d’années : l’ambre est un verre de polymères naturels ayant évolué sur une échelle de temps géologique qui peut être étudié en laboratoire. En 2014, Miguel Ramos, de l’université de Madrid, et ses collègues ont étudié des échantillons d’ambre vieux d’environ 110 millions d’années. La densité de l’ambre semble avoir beaucoup augmenté au cours du temps suggérant que sa structure a bien continué à évoluer pour s’approcher du verre idéal. En revanche, d’autres caractéristiques, comme sa chaleur spécifique à basse température, ne sont pas différentes de celle d’un ambre jeune. Cette expérience amène à s’interroger sur les différences essentielles entre un verre très ancien et un verre ordinaire. D’autres travaux seront nécessaires pour mieux comprendre le vieillissement des verres.

ambre verre

L’ambre est un verre obtenu à partir de résine d’arbre. Dans cet échantillon vieux de 99 millions d’années et retrouvé en Birmanie, Phillip Barden et David Grimaldi, du Museum américain d’histoire naturelle, à New York, ont identifié deux fourmis de deux espèces distinctes en plein combat. Pour les spécialistes du verre, l’ambre est une occasion unique d’étudier un verre ancien dont la structure s’est réorganisée sur des échelles de temps géologiques.

© AMNH/D. Grimaldi et P. Barden

Une nouvelle piste paraît autrement prometteuse. Elle consiste à créer des verres par une technique complètement distincte d’un simple refroidissement. En 2007, le groupe du chimiste américain Mark Ediger, de l’université de Madison-Wisconsin, aux États-Unis, a réalisé des films minces vitreux en déposant lentement des molécules en phase gazeuse directement sur un substrat dont la température est contrôlée. Les chercheurs constatent que pour certaines valeurs de la température et pour des taux de déposition suffisamment lents, les films vitreux ont des propriétés totalement inattendues. Tout se passe comme si les films ainsi synthétisés en seulement quelques heures au laboratoire avaient été préparés par un refroidissement extrêmement lent du liquide, correspondant à des temps de préparation effectifs de plusieurs milliers, voire plusieurs millions d’années. Le problème du temps de préparation semble ainsi totalement contourné, et l’analogue de l’ambre géologique devient réalisable en seulement quelques heures au laboratoire, sans devoir attendre 100 millions d’années. Pour cette raison, ces verres sont dits « ultrastables ».

L’explication physique de ce véritable miracle vient du fait que les molécules qui arrivent à la surface du film disposent d’une plus grande mobilité que celles qui sont déjà recouvertes par plusieurs couches. Cette mobilité de surface permet donc au verre de trouver rapidement une configuration optimale en exploitant une géométrie inaccessible au verre en volume. Depuis 2007, Mark Ediger et ses collègues ont démontré qu’en maintenant le substrat à environ 85 % de la température de transition vitreuse du liquide, les films ainsi créés sont plus denses, plus stables, plus résistants et ont une entropie configurationnelle sensiblement plus faible que le même verre formé par refroidissement du liquide. Des mesures plus récentes suggèrent que ces films ultrastables auraient une température de transition vitreuse qui s’approche de seulement quelques degrés de la température de Kauzmann, et qu’ils sont donc très proches de la limite du verre idéal.

Des verres ultrastables

Depuis 2007, de nombreux travaux ont établi l’utilité de ces matériaux ultrastables pour plusieurs applications technologiques de grande ampleur. Ainsi les écrans des smartphones de la marque Samsung ont-ils intégré la technologie Oled (diode électroluminescente organique) dont une partie des constituants sont des verres synthétisés par dépôt de vapeur. En 2017, une équipe de l’université de Barcelone a montré comment la technique découverte par Mark Ediger augmente la luminosité et la durée de vie des écrans Oled de plus de 15 %. Les films ultrastables sont aussi plus résistants aux dégradations dues à l’exposition à la lumière. Leurs performances accrues sont un indice fort que ces verres ont accédé à une bien meilleure configuration désordonnée.

Expérimentalement, il est encore difficile de trouver des preuves directes de la transition de phase vers le verre idéal, mais la synthèse de films amorphes ultrastables permet d’en obtenir des traces indirectes convaincantes. Ainsi, après un réchauffement instantané, ces films vitreux redeviennent liquides du fait d’une dynamique qui est en tout point similaire à celle de la fusion d’un solide cristallin en un liquide (comme la fusion de la glace au-dessus de 0 °C). Cette analogie renforce encore l’idée que la phase vitreuse ultrastable constitue quasiment une phase amorphe de la matière à part entière, et ne se comporte pas simplement comme un liquide dont la dynamique serait très lente.

entropie configurationnelle verre

En étudiant l’entropie configurationnelle (une façon d’estimer le nombre de configurations possibles des particules au sein du matériau) de différents liquides formant des verres, lorsque la température diminue, Walter Kauzmann a suggéré que cette entropie devenait nulle au lieu d’atteindre un plateau à partir d’une certaine température, le verre prenant ainsi une configuration idéale. L’étude récente des verres ultrastables et les nouvelles techniques de simulation numérique renforcent cette idée, même si le verre idéal n’a pas encore été atteint.

© L. Berthier et C. Scalliet

La simulation numérique représente un autre outil de choix pour étudier la transition vitreuse. Ce domaine a lui aussi connu des avancées importantes au cours des dernières années. Cette approche offre l’avantage de proposer des modèles simplifiés de la réalité, mais où chaque paramètre est parfaitement contrôlé. Surtout, la simulation numérique permet d’avoir une résolution physique à l’échelle atomique tout en étudiant aussi le comportement macroscopique de ces matériaux.

Jusqu’en 2016, les techniques de simulation pour reproduire la physique de la transition vitreuse faisaient face à un obstacle majeur. Les temps de calcul étaient si considérables que les vitesses de refroidissement accessibles en un temps de simulation raisonnable étaient environ cent millions de fois plus importantes que dans les expériences. Une telle différence de huit ordres de grandeur entre la préparation des verres simulés et les verres expérimentaux implique que la simulation produisait des verres bien moins stables que dans les expériences classiques, elles-mêmes bien loin du verre idéal…

Cette difficulté laissait peu d’espoir pour l’approche numérique, mais la situation a radicalement changé en 2016. À l’université de Montpellier, nous avons mis au point un nouvel algorithme de type Monte-Carlo, c’est-à-dire qui repose sur un certain aléa lors de son exécution. Cet algorithme comble l’énorme écart entre simulations et expériences et permet d’étudier numériquement des verres modèles dont la structure est directement comparable aux verres expérimentaux. Mieux, en optimisant encore cet algorithme nous avons été capables, pour certains modèles de verres, de produire des verres considérablement plus stables et plus denses que des verres préparés expérimentalement, le gain en temps de calcul pouvant être supérieur à douze ordres de grandeur (voire quarante ordres de grandeur pour des films en deux dimensions !). Ces verres préparés in silico sont donc directement comparables aux films ultrastables obtenus par le groupe de Mark Ediger, et nous permettent d’approcher dans des études numériques bien contrôlées le verre idéal tant recherché. Cette avancée importante nous permet en particulier de tester de façon détaillée la théorie du champ moyen.

Verres numériques quasi idéaux

Depuis 2016, de nombreux travaux numériques ont permis d’explorer le comportement physique des liquides à des températures qui n’avaient jamais été étudiées auparavant. En particulier, plusieurs études semblent désormais confirmer assez directement la validité de la théorie du champ moyen pour décrire des verres modèles en trois dimensions. Pour ces systèmes, on démontre en refroidissant des liquides au plus proche de la transition vitreuse idéale que toutes les caractéristiques thermodynamiques prédites par la théorie sont bien observées. Nos simulations suggèrent en particulier que l’entropie configurationnelle s’annule à une température de transition finie vers la phase du verre idéal. Cette transition présente les mêmes caractéristiques qu’une transition de phase du premier ordre (comme la transition liquide/solide pour l’eau à 0 °C).

Ces récents développements numériques et expérimentaux jettent une lumière nouvelle sur l’ensemble des propriétés physiques du verre. On peut désormais varier à loisir la qualité du verre préparé pour en étudier ensuite les propriétés macroscopiques. On peut alors se demander si les verres ultrastables, qui se rapprochent au plus près du verre idéal, ont des propriétés différentes des verres ordinaires. La réponse est oui. Nous comprenons désormais que les propriétés thermiques, thermodynamiques et mécaniques du verre s’expliquent par l’existence d’une petite population d’excitations localisées dans le verre. L’existence de tels « défauts » est pourtant difficile à concevoir puisque la structure microscopique du verre est parfaitement homogène et désordonnée. Il reste difficile de définir les outils numériques ou mathématiques adéquats pour les identifier de manière simple et générique. Pourtant, la simulation numérique montre par exemple que lorsqu’on déforme lentement un verre, la déformation plastique est bel et bien localisée dans quelques endroits rares de l’échantillon, dont le nombre semble diminuer dramatiquement lorsqu’on s’approche du verre idéal. Il est donc tentant de postuler que le verre idéal, tel que prédit par la théorie du champ moyen, serait bien un matériau « parfaitement désordonné » ne comportant strictement aucun défaut : le désordre parfait !

Grâce à une technique de fabrication par dépôt de molécules en phase gazeuse, les verres ultrastables présentent les caractéristiques, notamment la densité, de verres refroidis très lentement. Ludovic Berthier et ses collègues ont développé une simulation numérique fondée sur un algorithme de type Monte-Carlo qui échange la position de différentes molécules dans le matériau. Ce processus aléatoire permet d’explorer rapidement différentes configurations et les énergies associées. Les chercheurs ont ainsi montré que lors de la formation du verre ultrastable, les particules en surface diffusent plus facilement que celles en volume, ce qui permet d’atteindre un état d’équilibre stable. Ces trois simulations ont été réalisées à des températures différentes, la plus basse à gauche, la plus élevée à droite. Plus une bille est rouge plus elle est mobile.

© L. Berthier et al., Phys. Rev. Lett., 2017.

En 2014, l’équipe de Frances Hellman, de l’université de Californie à Berkeley, a démontré que les excitations à l’origine des effets dissipatifs dans le verre à très basse température seraient beaucoup moins nombreuses dans les verres ultrastables. Des résultats similaires ont été obtenus par Miguel Ramos et ses collaborateurs. Notre étude numérique publiée en 2020 soutient ces résultats expérimentaux, suggérant que les effets dissipatifs seraient quasiment absents dans le verre idéal. L’équipe de Berkeley travaille aujourd’hui au développement de revêtements vitreux ultrastables pour les futurs miroirs de l’interféromètre Ligo. De tels verres à la dissipation fortement réduite pourraient aussi résoudre les problèmes de la cohérence des qubits dans les futurs ordinateurs quantiques. Même si la quête du verre idéal n’est pas encore arrivée à son terme, elle permet déjà d’entrevoir de nombreuses applications pour d’autres secteurs telles quel la recherche de pointe ou les télécommunications.

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Ludovic Berthier

Ludovic Berthier est directeur de recherche CNRS à l’université de Montpellier.

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Camille Scalliet

Camille Scalliet est postdoctorante à l’université de Cambridge.

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Références

C. Scalliet et al., Depletion of two-level systems in ultrastable computer-generated glasses, Physical Review Letters, 2020.

G. Parisi et al., Theory of simple glasses : exact solutions in infinite dimensions, Cambridge University Press, 2020.

L. Berthier et al., Configurational entropy of glass-forming liquids, Journal of Chemical Physics, 2019.

A. Ninarello et al., Models and algorithms for the next generation of glass transition studies, Physical Review X, 2017.

L. Berthier et M. D. Ediger, Facets of glass physics, Physics Today, 2016.

S. F. Swallen et al., Organic Glasses with exceptional thermodynamic and kinetic stability, Science, 2007.

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